CHAPITRE QUATORZE

La lune était levée lorsque nous partîmes pour la Vallée. Bien qu’elle commençât à décroître, elle dispensait une lumière suffisante pour argenter la plaine et projeter des ombres noires sur la route.

J’eusse préféré mener notre caravane par le sentier de la falaise, derrière Deir el-Bahari, mais une telle promenade eût été au-delà des forces de Lady Baskerville ; Mrs. Berengeria, de son côté, était incapable de se mouvoir seule. Par conséquent, je me résignai à une longue et chaotique randonnée. De toutes les dames présentes, j’étais la seule à porter une toilette appropriée. Dans mon incapacité à prévoir les conséquences du spectacle d’Emerson, j’avais jugé préférable de parer à toute éventualité ; je portais donc ma tenue de travail complète, avec couteau, revolver et ombrelle. Mrs. Berengeria était affublée de son costume égyptien mangé des mites ; Lady Baskerville était une apparition parée de dentelle noire et de bijoux de jais ; Mary, quant à elle, portait l’une de ses misérables robes du soir. La pauvre enfant ne possédait pas un seul vêtement qui eût moins de deux ans. Serait-elle offensée si je lui offrais la plus belle robe qui se pût trouver à Louxor ? Cela exigerait du tact, bien entendu.

Je ne pensai pas qu’Arthur courût le moindre danger ce soir, puisque tous les suspects seraient sous mon regard vigilant ; toutefois, j’avais pris la précaution de demander à Daoud de rester en faction devant la fenêtre, avec son cousin Mohammed à la porte. Ils furent dépités de manquer la fantasia, mais je leur promis de les dédommager de leur peine. Je leur confiai également la véritable identité d’Arthur. J’étais bien certaine qu’ils étaient déjà au courant, ce genre de nouvelles ayant l’art de se propager, mais ils apprécièrent d’être mis dans le secret. Comme le fit observer Daoud, en hochant la tête avec componction : « Oui, s’il est riche, ce n’est pas surprenant qu’on veuille le tuer. »

Il me fut plus facile de m’arranger avec mes fidèles hommes que de persuader les autres de souscrire à mon plan. Au début, Lady Baskerville refusa de se joindre à notre groupe ; il fallut tout mon pouvoir de persuasion, et celui de Mr. Vandergelt, pour la convaincre. L’Américain, extrêmement intrigué, ne cessa de me « casser les pieds » (pour reprendre son expression) afin que je lui donne une idée de ce qui allait se produire. Je ne cédai point à ses importunités, désireuse de préserver une atmosphère de mystère et de suspense (et aussi parce que j’étais moi-même dans le brouillard).

Sachant qu’Emerson apprécierait les petites touches dramatiques que je pourrais ajouter, j’avais installé en tête de la procession plusieurs de nos hommes, montés sur des ânes et munis de torches allumées. Les craintes superstitieuses qu’ils auraient pu nourrir étaient balayées par la curiosité, car Emerson leur avait promis des prodiges et des révélations. Je soupçonnais Abdullah de connaître peu ou prou les plans de mon mari mais, quand je lui posai la question, il se borna à sourire et refusa de répondre.

Tandis que les attelages avançaient le long de la route déserte, le paysage environnant envoûta nos cœurs ; et quand nous tournâmes dans l’étroit défilé débouchant sur la Vallée, je me fis l’effet d’une intruse empruntant sans vergogne des chemins écartés qui, de droit, appartenaient à la cohorte des fantômes du passé.

Un grand feu flambait devant l’entrée de la tombe. Quand Emerson s’avança pour nous accueillir, je fus partagée entre l’hilarité et la stupeur. Il portait une robe longue, ample, de couleur cramoisie, et un singulier couvre-chef orné d’un pompon. Les épaules de la robe étaient ornées de fourrure ; c’était la première fois que je voyais cette tenue particulière, mais je connaissais suffisamment le monde universitaire pour deviner qu’il s’agissait là d’une toge de docteur en philosophie, venant sans doute de quelque obscure université européenne. Elle avait manifestement été taillée pour une personne beaucoup plus grande qu’Emerson car, alors même qu’il tendait les bras pour m’aider à descendre de la voiture, les manches lui recouvraient les mains. Sans doute avait-il acheté cette étonnante création dans l’une des boutiques d’antiquités de Louxor, où l’on peut trouver les choses les plus diverses. Bien que cette tenue fût davantage de nature, dans mon cas, à susciter le rire que la déférence, Emerson affichait une expression satisfaite montrant qu’il était extrêmement content de sa trouvaille. Remontant sa manche, il me prit par la main et me conduisit à l’une des chaises qui étaient disposées en demi-cercle autour du feu. Une marée de visages bruns, enturbannés, nous environnait de tous côtés. Parmi les Gournaouis, je repérai deux personnages familiers. L’un était l’imam ; l’autre était Ali Hassan, qui avait eu le front de prendre place au premier rang des spectateurs.

Les autres s’installèrent. Nul ne parla, mais je vis les lèvres de Vandergelt tressaillir de manière louche tandis qu’il regardait Emerson s’affairer dans sa robe à traîne. J’avais craint que Mrs. Berengeria ne pût résister à la tentation de se donner en spectacle, mais elle s’assit en silence et croisa les bras sur son ample poitrine, tel un pharaon tenant son double sceptre. Les flammes commençaient à mourir et, dans l’obscurité croissante, l’accoutrement bizarre qu’elle portait se révélait bien plus évocateur qu’il ne l’avait été dans le hall de l’hôtel brillamment éclairé. Comme j’examinais sa physionomie sombre, dénuée de séduction, mon malaise revint à la charge. N’avais-je pas sous-estimé cette femme ?

D’un « hum ! » sonore, Emerson capta notre attention. Le cœur gonflé d’une affectueuse fierté, je le contemplai, les mains plongées dans ses manches flottantes à la manière d’un mandarin chinois, sa toque ridicule perchée au sommet de son épaisse chevelure noire. Par sa prestance impressionnante, il parvenait même à conférer de la dignité à ses grotesques atours. Quand il prit la parole, personne ne fut le moins du monde tenté de glousser.

Il parla en anglais et en arabe, traduisant phrase par phrase. Loin d’impatienter son public, cette lenteur calculée s’avéra d’une grande efficacité sur le plan théâtral. Il vilipenda la couardise des hommes de Gourna et loua le courage et l’intelligence de ses propres hommes, glissant avec tact sur leur récente défaillance.

Soudain, sa voix enfla en un cri qui fit sursauter son auditoire :

— Je ne tolérerai pas ceci plus longtemps ! Je suis le Maître des Imprécations, celui qui va là où les autres craignent d’aller, celui qui combat les démons ! Vous me connaissez, vous connaissez mon nom ! Ce que je dis est-il vrai ?

Il marqua une pause. Un murmure étouffé répondit à cet étrange alliage de formules antiques et de fanfaronnades en arabe moderne.

— Je connais le fond de vos cœurs ! poursuivit Emerson. Je connais les méchants parmi vous ! Pensiez-vous pouvoir échapper à la vengeance du Maître des Imprécations ? Non ! Mon œil voit au plus noir de la nuit, mon oreille entend les mots que vous pensez sans les prononcer !

Il se déplaça rapidement d’avant en arrière, agitant les bras en des gestes mystiques. Chaque fois que ses pas le rapprochaient de la foule médusée, les spectateurs des premiers rangs tressaillaient. Soudain, il s’immobilisa. Il tendit un bras, pointa un index rigide, vibrant. Une force presque visible émanait de ce doigt tendu ; les observateurs, frappés de crainte, reculèrent devant lui. Alors Emerson bondit en avant et plongea dans la foule. Les djellabas bleues et blanches ondulèrent comme des vagues. Lorsqu’Emerson émergea de la marée humaine, il traînait un homme à sa remorque – un homme dont l’œil unique brillait férocement à la lueur du feu.

— Le voici ! beugla Emerson. Mon œil qui voit tout l’a repéré, là où il était peureusement tapi !

Les falaises environnantes renvoyèrent à tous les échos ses paroles tonitruantes. Il se tourna alors vers l’homme qu’il tenait à la gorge :

— Habib ibn Mohammed, tu as tenté par trois fois de me tuer. Chacal, assassin d’enfants, mangeur d’ossements humains… quelle folie s’est emparée de toi, que tu aies osé attenter à ma vie ?

Je doute que Habib, eût-il été en mesure de parler, ait pu fournir une réponse d’une éloquence aussi flamboyante que la question. Se tournant de nouveau vers le cercle de visages captivés, Emerson cria :

— Frères ! Quelle punition prévoit le Coran, la parole du Prophète, pour un meurtrier ?

La réponse se répercuta dans un bruit de tonnerre :

— La mort !

— Emmenez-le, dit Emerson en jetant Habib dans les bras tendus de Feisal.

Un soupir de pur ravissement s’échappa d’une centaine de gorges. Personne, mieux qu’un Arabe, ne sait apprécier un bon spectacle théâtral. À Louxor, quelques années auparavant, un public d’hommes avait assisté, subjugué, à une représentation de Roméo et Juliette – en anglais. Cette fantasia était bien plus divertissante. Sans laisser le temps aux spectateurs de se tourner vers leurs amis pour se lancer dans une critique animée du show, Emerson reprit la parole.

— Habib n’était pas le seul scélérat parmi nous ! lança-t-il.

Des remous se produisirent çà et là, tandis que certains membres de l’auditoire se hâtaient de gagner le couvert de l’obscurité. Emerson fit un geste dédaigneux.

— Ces chacals-là sont encore plus insignifiants que Habib ; laissez-les partir. Ils n’ont pas causé la mort du lord anglais et de son ami. Ils n’ont pas tué Hassan, le veilleur.

Vandergelt, mal à l’aise, s’agita sur son siège.

— Qu’est-ce qu’il fabrique ? murmura-t-il. Sa prestation était de premier ordre ; à présent, il devrait baisser le rideau.

J’éprouvais moi-même une once d’appréhension. Emerson a toujours tendance à verser dans l’outrance. Savait-il ce qu’il faisait ? Je l’espérais, mais sa phrase suivante m’en fit douter :

— Ont-ils été victimes de la malédiction des pharaons ? Si tel est le cas…

Il s’interrompit. Dans l’assemblée, pas une seule paire d’yeux ne se détourna de son visage.

— Si tel est le cas, je prends cette malédiction sur moi ! Ici et maintenant, je mets les dieux au défi de me terrasser ou de m’accorder leur bénédiction ! Ô Anubis, le Grand, le Puissant, Chef des mystères du monde souterrain, ô Horus, fils d’Osiris, né d’Isis, ô Apet, mère du brasier…

Il fit face au feu, lequel n’était plus qu’un lit de charbons ardents. Les bras levés, il invoqua les dieux d’Égypte dans leur propre langage, d’une voix sonore aux accents singuliers. Aussitôt, jaillit des braises mourantes une flamme arc-en-ciel – bleu, vert océan et mauve blafard – qui se dressa vers le ciel. La foule laissa échapper un cri étouffé car, dans cette lumière sinistre, on voyait maintenant, sur la première marche de l’entrée de la tombe, un objet qui n’y était point auparavant.

Il avait la forme d’un gigantesque chat noir aux yeux jaunes incandescents. La lueur du feu, qui jouait sur les flancs souples de l’étrange animal, donnait l’illusion qu’il bandait ses muscles, comme s’il se préparait à bondir sur sa proie.

Il s’agissait en réalité d’une statue funéraire creuse, enduite de résine, qui avait contenu jadis – et contenait peut-être encore – la momie d’un vrai chat.

Emerson avait vraisemblablement acquis cet objet chez l’un des antiquaires de Louxor, et il l’avait certainement payé au prix fort. Bien des spectateurs devaient connaître, tout comme moi, la véritable nature de ce sarcophage ; néanmoins, son apparition apparemment miraculeuse produisit un effet dramatique propre à satisfaire n’importe quel amateur de spectacle.

Emerson se lança dans une danse insolite, les genoux raidis, les bras sémaphoriques. Vandergelt pouffa.

— Cela me rappelle un vieux chef Apache que j’ai connu autrefois, dit-il dans un murmure. Il était perclus de rhumatismes mais ne voulait pas renoncer à la danse de la pluie.

Heureusement, le reste du public se montra moins critique. Moi qui observais la main d’Emerson, je le vis faire le même mouvement qui avait précédé le jaillissement de la flamme multicolore. Cette fois, la substance qu’il jeta dans le feu provoqua un énorme nuage de fumée couleur citron. Sans doute contenait-elle du soufre, ou quelque produit chimique analogue, car elle était extrêmement odorante. Les spectateurs qui étaient assis à proximité se mirent à tousser en agitant les mains pour chasser la fumée.

L’espace de quelques secondes, l’entrée de la tombe fut complètement voilée par les épaisses volutes. Comme elles se dissipaient, nous vîmes que le sarcophage de chat s’était ouvert par le milieu. Les deux moitiés étaient tombées, une de chaque côté, et entre elles, dans la pose exacte du cercueil, se tenait un chat vivant. Il portait un collier incrusté d’émeraudes et de rubis, lesquels scintillaient à la lueur du feu.

Bastet était extrêmement contrariée. Je ne pus que compatir à ses soucis. On l’avait kidnappée, mise en cage, puis jetée dans un nuage de fumée nauséabonde. Elle éternua et se gratta le museau avec la patte. Ses yeux dorés, phosphorescents, s’allumèrent à la vue d’Emerson.

Je craignis le pire. Survint alors le prodige suprême de cette nuit de prodiges, un événement appelé à devenir une fable populaire qu’on se raconterait le soir, dans les villages avoisinants, pendant les années à venir. À pas lents, la chatte s’avança vers Emerson – qui l’invoquait sous le nom de Sekhmet, déesse de la guerre, de la mort et de la destruction. Dressée sur ses pattes de derrière, elle s’accrocha à la jambe de pantalon d’Emerson et frotta sa tête contre la main de mon mari.

— Allah est grand ! Allah est clément ! s’écria-t-il en levant les bras au ciel avec ferveur.

Une autre bouffée de fumée jaillit du feu, si suffocante que la majestueuse invocation s’acheva dans une violente quinte de toux.

Le spectacle était terminé. Le public s’égailla dans un brouhaha appréciatif. Emerson émergea du brouillard et s’approcha de moi.

— Pas mal, hein ? s’enquit-il avec un rictus démoniaque.

— Permettez-moi de vous serrer la main, professeur, dit Vandergelt. Vous êtes l’un des charlatans les plus doués que j’aie jamais rencontrés, et ce n’est pas un mince compliment.

Emerson eut un sourire radieux.

— Je vous remercie. Lady Baskerville, j’ai pris la liberté de commander un festin pour nos hommes une fois qu’ils auront regagné la maison. Abdullah et Feisal, en particulier, méritent chacun un mouton entier.

— Certainement. Toutefois, Radcliffe, je ne sais trop que penser de ce… de cette singulière prestation. Était-ce, par hasard, mon bracelet d’émeraudes et de rubis qui ceignait le cou de cette bête ?

— Euh… hum, fit Emerson en caressant du doigt la fossette de son menton. Je vous dois des excuses pour mon outrecuidance. Ne craignez rien, je vous le restituerai.

— Et comment ? La chatte s’est enfuie.

Emerson en était encore à chercher une réponse plausible lorsque Karl nous rejoignit.

— Herr Professor, vous avez été superbe. Une petite remarque, toutefois, si vous permettez : la forme impérative du verbe iri n’est pas uru, comme vous l’avez dit, mais…

Voyant Emerson dévisager d’un air outré le jeune Allemand trop zélé, un peu comme Amon-Rê foudroyant du regard un prêtre osant s’aventurer à critiquer sa prononciation, je me hâtai d’intervenir :

— Peu importe. Si nous rentrions à la maison, maintenant ? Je suis sûre que tout le monde est épuisé.

— Cette nuit, le coupable ne connaîtra pas le sommeil, psalmodia une voix sépulcrale.

Mrs. Berengeria s’était soulevée de sa chaise. Sa fille et Mr. O’Connell, qui la flanquaient, s’efforçaient en vain de la faire taire et de l’entraîner avec eux.

Elle les écarta d’un geste dédaigneux.

— Excellent numéro, professeur, reprit-elle. Vous vous souvenez mieux de vos vies antérieures que vous ne voulez bien l’admettre. Pas suffisamment, cependant ; vous avez nargué les dieux, pauvre fou, et maintenant vous devrez souffrir. Si vous m’aviez laissée faire, je vous aurais sauvé.

— Oh, par tous les diables ! s’emporta Emerson. Vraiment, la coupe est pleine ! Faites quelque chose, Amelia.

La femme darda sur moi ses yeux injectés de sang.

— Vous partagez sa culpabilité, vous partagerez donc son destin. Rappelez-vous les paroles du sage : « Garde-toi d’être orgueilleux et arrogant, car les dieux aiment ceux qui sont silencieux. »

— Mère, je vous en prie, dit Mary en la prenant par le bras.

D’un brusque mouvement d’épaules, Mrs. Berengeria se dégagea, faisant tituber sa fille.

— Petite ingrate ! Toi et tes amants… Tu crois que je ne vois pas, mais je sais ! Toutes ces saletés… La fornication est un péché, de même que le manque de déférence envers sa mère. « C’est une abomination, aux yeux des dieux, de pénétrer une étrangère afin de la connaître… »

Ce dernier commentaire visait apparemment Karl et O’Connell, qu’elle désigna d’un geste hystérique. Le journaliste blêmit de rage. Karl, de son côté, parut surtout surpris. Je m’attendais plus ou moins à l’entendre répéter : « Ces Anglais ! Jamais je ne les comprendrai », mais aucun des deux hommes ne prit la parole pour nier ces infâmes allégations. Moi-même, je fus momentanément abasourdie. Je me rappelai que les précédents esclandres de Berengeria avaient recelé une certaine dose de calcul délibéré. En l’occurrence, elle ne jouait pas la comédie ; des perles d’écume suintaient aux commissures de ses lèvres. Elle tourna son regard brûlant vers Vandergelt, qui avait passé un bras protecteur autour des épaules de sa promise.

— Adultère et fornication ! cria la mégère. Souvenez-vous des deux frères, mon bon gentleman américain. Par les artifices d’une femme, Anubis fut conduit à assassiner son frère cadet. Il cacha le cœur de sa victime dans un cèdre et les hommes du roi abattirent l’arbre. La mèche de cheveux parfuma les vêtements du pharaon ; les bêtes qui parlent le mirent en garde…

Le fragile cordon de la raison avait fini par céder. Elle avait sombré dans la folie et le délire. Pas même une bonne gifle, mon remède usuel contre l’hystérie, n’aurait servi dans ce cas. Je m’interrogeais sur le parti à prendre quand, soudain, Berengeria pressa une main sur son cœur et, lentement, s’affaissa sur le sol.

— Mon cœur… il me faut un stimulant… j’ai présumé de mes forces…

Mr. Vandergelt sortit de sa poche une élégante flasque en argent contenant du cognac. J’administrai le breuvage à la femme effondrée, qui le lapa goulûment. En tenant le flacon devant elle, à la manière d’une carotte devant une mule récalcitrante, je parvins à la faire monter dans l’attelage. Mary pleurait d’embarras mais, quand je lui suggérai de rentrer avec nous, elle secoua la tête.

— C’est ma mère, je ne puis la délaisser.

O’Connell et Karl s’offrirent à l’accompagner, et ainsi fut fait ; la première voiture prit le chemin du retour. Nous étions sur le point d’en faire autant lorsque je me souvins que Lady Baskerville avait prévu de passer la nuit à l’hôtel. Je lui assurai que, si elle souhaitait toujours réaliser son projet, Emerson et moi pourrions rentrer à pied.

— Me croyez-vous donc capable de vous abandonner ? répondit-elle avec feu. Si cette malheureuse femme a été victime d’une crise cardiaque, vous aurez deux malades sur les bras, en sus de vos autres responsabilités.

— Brave petite, dit Mr. Vandergelt d’un ton approbateur.

— Je vous remercie, dis-je.

De retour à la maison, je retroussai mes manches et, pour commencer, me rendis au chevet d’Arthur. Il dormait à poings fermés. J’entrepris alors d’aller voir comment se portait Mrs. Berengeria. La servante égyptienne, qui avait pour mission de veiller sur elle, sortait de sa chambre lorsque j’y arrivai. Je lui demandai sans ambages où elle croyait aller ainsi, et elle m’informa que la Sitt Baskerville l’envoyait puiser de l’eau fraîche. Je la laissai donc accomplir sa corvée.

Lady Baskerville était penchée sur la forme adipeuse qui était vautrée sur le lit. Avec sa robe élégante et son châle de dentelle délicate, elle formait un spectacle incongru dans une chambre de malade, mais ses gestes étaient rapides et efficaces tandis qu’elle bordait les draps.

— Voulez-vous l’examiner, madame Emerson ? Je ne crois pas que son état soit sérieux, mais si vous jugez plus prudent de convoquer le Dr Dubois, je le ferai quérir sur-le-champ.

Après avoir pris le pouls et la tension artérielle de Berengeria, je déclarai :

— Cela pourra attendre demain matin, je pense. Elle n’a rien du tout, sinon qu’elle est ivre morte.

Les pulpeuses lèvres rouges de Lady Baskerville s’incurvèrent en un sourire désabusé.

— Blâmez-moi si cela vous chante, madame Emerson. Dès l’instant où on l’a déposée sur le lit, elle a sorti une bouteille de sous le matelas. Sans même ouvrir les yeux ! Sur le moment, j’ai été trop surprise pour intervenir. Et puis… ma foi, je me suis dit que si je tentais de lui arracher la bouteille, cela ne ferait qu’entraîner une lutte perdue d’avance. Je dois préciser, pour être honnête, que je voulais la voir inconsciente. Vous me méprisez, n’est-ce pas ?

En réalité, je l’admirais plutôt. Pour une fois, elle se montrait franche avec moi, et je ne pouvais guère lui reprocher d’avoir adopté une solution que j’avais moi-même envisagée peu de temps auparavant.

Lorsque la servante revint avec la cruche d’eau, je lui intimai de veiller sur sa maîtresse et de me réveiller s’il se produisait le moindre changement dans son état. J’accompagnai ensuite Lady Baskerville au salon, où les autres étaient assemblés, à la demande expresse d’Emerson. En entrant dans la pièce, nous entendîmes Kevin O’Connell reprocher vertement à mon époux son manque de considération.

— Miss Mary est au bord de la syncope ! protestait-il. Elle devrait être au lit. Regardez-la donc !

L’apparence de la demoiselle ne justifiait point ce diagnostic. Elle avait les joues mouillées de larmes, certes, et sa toilette était passablement froissée, mais elle se tenait bien droite sur sa chaise et ce fut d’une voix calme qu’elle déclara :

— Non, mon ami, je ne demande pas la pitié. J’ai besoin qu’on me rappelle à mon devoir. Ma mère est une femme tourmentée, malheureuse. J’ignore si elle est malade, démente ou simplement malveillante, mais cela importe peu. Elle est ma croix et je dois la porter. Lady Baskerville, nous vous quitterons dès demain. Je suis honteuse de vous avoir imposé si longtemps cette épreuve.

— Très bien, très bien, coupa Emerson d’un ton agacé. Soyez sûre que nous sommes de tout cœur avec vous, miss Mary, mais pour le moment, j’ai des affaires plus urgentes à régler. Il me faut une copie de la peinture d’Anubis avant que je démolisse le mur. Vous aurez intérêt à vous mettre au travail de bonne heure, car…

O’Connell bondit sur ses pieds, aussi rouge qu’un dindon.

— Que… ? Vous ne parlez pas sérieusement, professeur !

— Restez tranquille, Kevin, dit Mary. J’ai fait une promesse et je la tiendrai. Le travail est le meilleur remède pour un cœur blessé.

— Humph ! grogna Emerson en se frottant le menton. Je me range à cette maxime, tout au moins. Vous devriez d’ailleurs la méditer, vous aussi, monsieur O’Connell. Depuis combien de temps n’avez-vous pas envoyé d’article à votre gazette ?

O’Connell s’affala sur une chaise et secoua sa tête ébouriffée.

— Je perdrai sans doute ma place, dit-il d’un ton funèbre. Quand on vit les événements à chaud, il est difficile de trouver le loisir de les relater.

— Courage ! lui dit Emerson. Dans quarante-huit heures – voire moins – vous prendrez une longueur d’avance sur vos confrères, grâce à un article qui vous fera remonter en flèche dans l’estime de votre rédacteur en chef. Vous serez même en position d’exiger une augmentation de salaire.

Toute lassitude oubliée, O’Connell se redressa sur son siège, les sens en alerte, et sortit son bloc-notes et son crayon.

— Que voulez-vous dire ? Vous espérez entrer dans le tombeau d’ici là ?

— Bien entendu. Mais ce n’est pas la question. Vous serez le premier à annoncer au monde l’identité de l’assassin de Lord Baskerville.

La malédiction des pharaons
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